P e t i t   m a n i f e s t e   d e  l a  f i g u r a t i o n   s y n c h r o n i s t i q u e , 

p a r  G i l l e s  C h a m b o n

En ce début de XXIeme siècle, la disjonction entre peinture et « art contemporain » paraît définitivement consommée. L’art contemporain, qui joue toujours sur la transgression des limites, n’utilise plus que de façon très accessoire le médium que constitue la peinture, tableau ou fresque. Il se développe plutôt comme une culture hors sol : ses installations, vidéos, et performances, faute de pouvoir plonger leurs radicelles dans le riche substrat de l’imaginaire pictural du passé, les laissent flotter au gré des ondes de la mode, se raccrochant ici où là, pour mieux se nourrir, aux concepts évanescents qui flottent dans l’air du temps. On peut bien sûr aimer et défendre cet art à la dérive - ce que font la plupart des critiques spécialisés - mais on a aussi le droit de s’en défier et d’espérer un réenracinement, une renaturalisation (nature humaine) de l’art, un réenchantement poétique de la création plastique, dans lequel les peintres devraient jouer un rôle de premier plan. Mais aujourd’hui, si la plupart d’entre eux ne se sont pas laissés entraîner dans la dérive de l’art contemporain, ils n’en sont pas pour autant au mieux de leur forme : les artistes restés fidèles à la peinture – et ils sont légion, peinent à trouver des repères solides. Le foisonnement tous azimuts de leurs expressions idiosyncrasiques ne parvient pas à masquer le grand vide sémantique que le monde artistique contemporain tente de conjurer en multipliant les expositions.

Nos sociétés mondialisées, avec leurs mégalopoles qui ressemblent à des tours de Babel, sont soumises à une profusion d’images, jusqu’à l’indigestion. Trop d’images tue l’image. Et comme aux temps bibliques du roi Nemrod, où personne ne comprenait plus personne, les langages plastiques de la peinture se sont multipliés confusément dans la seconde moitié du XXe siècle, et les artistes ont oublié toute langue de vérité. Depuis, la création picturale est devenue une vaste et assourdissante cacophonie. Malgré les tentatives de fédérer les démarches postmodernes sous les bannières de la nouvelle figuration, de la figuration narrative, de la figuration libre, du street art, ou du lowbrow, etc., chaque Salon d’art vrombit comme une ruche du mouvement brownien de créateurs désorientés, incapables de communiquer au-delà des quelques cercles de supporters qui les entourent. Les temps héroïques de la grande peinture qui émerveillait souverains collectionneurs et intellectuels eux-mêmes artistes, sont révolus. Révolu aussi le temps des mouvements picturaux d’avant-garde, ceux qui ont marqué la fin du XIXe siècle et le début du XXe, bouillonnant au rythme des révolutions de la pensée et de la poésie modernes. Ils ont cédé la place au temps des contorsions, des postures que tentent de prendre les artistes pour se faire remarquer des médias, des critiques, ou d’une clientèle devenue trop rare.

Alors une question se pose : peut-on encore aujourd’hui créer de la nouveauté en peinture ? Dans cette forme d’art qui, depuis vingt mille ans, s’évertue à fixer sur un support matériel pérenne et plus ou moins plan, des représentations synthétiques et symboliques d’une réalité vécue ou rêvée ? Y a-t-il encore un sens à vouloir traduire par une image peinte immobile élaborée manuellement cet univers contemporain si agité, que notamment le cinéma, la photographie numérique, et les images virtuelles peuvent tellement mieux restituer ou réinventer ? Alors où trouver encore pour le pinceau un territoire inexploré ? Quelles facettes du monde réel ou imaginaire peut-il encore découvrir ?

Les créateurs contemporains ont jugé qu’au bout du compte, il était temps de laisser la représentation du monde aux arts visuels issus des nouvelles technologies, et que la peinture, si tant est qu’elle doive survivre, avait mieux à faire, en se consacrant, par exemple, à traduire la fêlure de notre rapport au monde. D’où cette déréliction, voire cette folie qui a gagné la peinture contemporaine. Depuis plus d’un demi-siècle, elle délire et semble se dévorer elle-même. Elle s’observe comme artefact, elle s’amuse à démonter toute sa machinerie interne : déconstruction de la figure, déconstruction du sens, déconstruction de la beauté, de la matière, de la couleur, du support, et en fin de compte du métier lui-même… Elle n’en finit pas de se désintégrer, de sucer ses propres os, sans parvenir pourtant ni à disparaître, ni à renaître.

Pour échapper à cet état ectoplasmique, il faut aujourd’hui que la peinture trouve en elle-même la force de se ressourcer, qu’elle puise dans les profondeurs de son histoire, et recommence un nouveau cycle de vie figurative, glorieuse et mouvementée, en phase avec le siècle qui commence. Quand on se penche sur son histoire, on découvre qu’elle a toujours mené de front deux objectifs : d’une part rendre compte, à travers les thèmes imposés par les commanditaires, de l’imaginaire d’une époque, et le glorifier ; d’autre part élaborer, à partir de l’étude des maîtres du passé, et avec la connaissance actualisée des mécanismes de la vision, une esthétique picturale optimisée. Aujourd’hui, le premier de ces objectifs n’a plus vraiment de sens : l’imaginaire contemporain est multiple, et les commanditaires manquent, ou ne demandent plus à l’artiste la glorification de leur propre imaginaire, mais plutôt la glorification de sa critique, qui conduit, en fin de compte, à la destruction pure et simple de la dimension imaginaire de l'œuvre. Reste le second objectif, qui à mon sens est le seul à justifier la pérennisation de l’art pictural. Si la peinture n’a plus lieu d’être un discours sur les imaginaires qui animent la société, elle est par contre tout à fait légitime à discourir sur elle-même et sur la dimension poétique de son histoire, sur l’imaginaire spécifique qu’ont su créer depuis la Renaissance l’étude et l’amour de la peinture même.

Reste à comprendre la dynamique de la machine poétique humaine. Dans le cas de l’imaginaire pictural, tout semble se passer comme s’il existait des méridiens secrets, une carte invisible des convergences d’énergies imaginales dégagées par les tableaux, dont il serait nécessaire de suivre les reliefs naturels, les courants, pour avancer de façon efficace, à l’instar des navigateurs qui doivent s’appuyer sur les vents, ou des sondes spatiales qui ont besoin de profiter de l’attraction des planètes pour s’élancer vers des espaces cosmiques plus vastes.

La force du peintre d’aujourd’hui - dont la véritable spécificité est qu’il lui est enfin possible, grâce à Internet, d’avoir un accès quasi immédiat à l’ensemble des œuvres du passé sauvées de l’oubli - cette force est peut-être simplement sa capacité à saisir, sélectionner et recomposer selon son art, les images, ou autres signaux, émis par ses prédécesseurs. S’il respecte les méridiens secrets, l’assemblage produira alors certainement un choc poétique et sémantique, de nature inédite et imprévisible.

C’est cela, la figuration synchronistique.

La synchronicité est un concept forgé par le psychanalyste Carl Gustav Jung. Il avait fait l’hypothèse qu’une signification insolite et profonde pouvait surgir spontanément de configurations particulières d’événements se présentant à nous, sans que cette signification soit d’aucune façon liée à un enchaînement de causalités (évènements dus au hasard, convergence de phénomènes dépourvus de toute logique temporelle). Il avait nommé cela la synchronicité.

La peinture synchronistique se propose donc de réensemencer notre imaginaire pictural ramolli par un demi-siècle d’errance, en faisant coexister en une association nouvelle et mystérieusement signifiante, des fragments ou des réminiscences de peintures plus ou moins connues de l'histoire de l'art, avec parfois des styles et des périodes historiques très éloignés. C’est ainsi qu’en s’appuyant sur les béquilles que leur prêteront les maîtres du passé, les peintres de la figuration synchronistique sortiront leur art de l’ornière où il s’était enlisé. Le public s’étonnera de ces rapprochements et de ces mises en scène picturales produisant un sens nouveau et une prégnance esthétique inattendue.

En renouant avec l'histoire de la peinture, en rendant hommage aux artistes qui l'ont marquée, ou en remettant en lumière des artistes oubliés, la démarche synchronistique introduira aussi en peinture une dimension qui était jusqu’à présent plutôt associée à la musique : celle de l’interprétation. Il ne s’agit pas de la simple copie, pratiquée jadis par les plus humbles peintres comme par les plus grands maîtres ; mais d’une relecture, d’une recomposition, plus en phase avec la créativité et l'imaginaire contemporains.

Mes premiers travaux de figuration synchronistique ont été commencés en 2014. Ils se sont beaucoup appuyés sur des œuvres cubistes, parce que le cubisme a été à mon sens la plus grande révolution dans le domaine de l’espace pictural : il l’a libéré du continuum de la représentation spatiale, et de la fidélité aux figures, qui étaient depuis l’antiquité les deux piliers de la peinture. En faisant cela, il a ouvert la représentation picturale à une esthétique rythmique autonome, de type musical, et distanciée volontairement de la représentation du réel. Cette beauté musicale incontestable des œuvres cubistes avait cependant une faille : la diffraction géométrique systématique des figures à laquelle les peintres cubistes se livraient rendait celles-ci moins actives, leur ôtait la force onirique et sentimentale pourtant si importante pour l’accomplissement total de la magie picturale. 

Mon travail synchronistique a donc fait le pari de jouer sur les deux tableaux : profiter de la musicalité spatiale cubiste, et également de la prégnance onirique des œuvres antérieures de l’histoire de la peinture. J’ai aussi par la suite associé des peintures abstraites comme celles de Picabia, de Zao Wou-ki, d’Albert Bitran ou d’Alberto Burri, à des personnages maniéristes, romantiques, symbolistes, ou expressionnistes. J’ai réuni l’esthétique distanciée du réel, propre à l’art moderne, avec la prégnance de figures hypersuggestives, propres à la tradition picturale des maîtres du passé.  Cette nouvelle association musicalité / dramaturgie en peinture peut être comparée à celle que produisirent l’opéra et la comédie musicale dans le domaine du théâtre.

Le rapprochement d’éléments disparates a toujours été à l’origine de la nouveauté. Mais il peut être chaotique et destructeur si l’abîme qui les sépare est trop grand ; il peut aussi être insignifiant et infécond si aucun dialogue n’arrive à se nouer entre ces éléments. La figuration synchronistique tente d’éviter ces deux écueils.

Je livre donc à l’appréciation du public les premiers exemples de peintures composées selon les principes de la figuration synchronistique (sur ce site ou en consultant les articles de la rubrique "nouvelles peintures" du blog "Débat art figuration") ; elles donnent une idée concrète, et j’espère convaincante, des potentialités de cette façon nouvelle d’aborder l’art pictural aujourd’hui.